Alexandra Park, temple du soccer québécois

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Au bout d’un cul-de-sac se trouve un terrain vague bien anonyme. Entre les amas de terre, les arbres en pleine croissance et les hautes herbes, on peut distinguer un peu plus loin les immeubles des ateliers du Canadien National, autrefois Grand Trunk Railway Company of Canada. Bientôt, comme c’est souvent le cas à Montréal, le terrain, désormais occupé par la machinerie lourde et les ouvriers, verra sortir de terre quelques immeubles à condominiums.

Ce terrain situé à l’extrémité de la rue Sainte-Madeleine à Pointe-Saint-Charles n’est pourtant pas un terrain vague ordinaire, laissé vacant pendant plusieurs années après la démolition d’un immeuble industriel sans valeur patrimoniale. C’était autrefois un endroit vivant, un point de rencontre, un lieu où réjouissance et désarroi se sont longtemps côtoyés. Difficile à deviner en voyant l’état désolant du lieu, mais ce terrain était autrefois le temple du soccer québécois : l’Alexandra Park.

 

Domicile de la grande équipe du Grand Trunk dans les années 1910 et 1920, puis de celle du CN après le changement d’identité de la société, l’Alexandra Park voit le jour vers la fin des années 1900. Dès 1911 et la fondation de la Province of Québec Football Association (PQFA), désormais connue sur le nom de Soccer Québec, Grand Trunk fait partie des ténors de la Senior League, et l’excellence de ses installations n’est certes pas étrangère à ses succès.

Vu la grande qualité de sa surface de jeu, et au fait qu’il soit clôturé (ce qui permet d’en contrôler facilement l’accès), l’Alexandra Park est souvent loué par la PQFA pour ses rendez-vous importants, que ce soient des demi-finales ou finales de coupes, les rencontres de la Carls-Rite Cup entre Montréal et Toronto ou encore les matchs dits « internationaux » qui mettent aux prises des sélections locales représentant l’Angleterre, l’Irlande et l’Écosse. Bref, chaque année, tous les grands joueurs du moment finissent par un jour ou l’autre enfoncer leurs crampons dans la pelouse de l’Alexandra Park.

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L’Alexandra Park, au milieu à droite, situé tout juste à côté des ateliers du CN. Derrière, l’hôpital Alexandra, dont le stade tire probablement son nom. (Bibliothèque et Archives Canada)

Une grande tribune pour de grands matchs
Au fil du temps, l’équipe du Grand Trunk profite largement des profits engendrés par la location de son terrain et par ses excellentes prestations en coupe, si bien qu’en 1920, on aura suffisamment de fonds pour bâtir une nouvelle tribune couverte le long de la rue Bourgeoys. Celle-ci permettra d’abriter 5 000 spectateurs. À l’époque, difficile de trouver mieux que l’Alexandra Park : c’est sans aucun doute le meilleur stade de la métropole, mais aussi un des meilleurs stades du Canada. Si le match est important, il se jouera plus que probablement sur « le terrain de Grand Trunk ». En mai 1921, l’Alexandra Park accueille d’ailleurs près de 10 000 spectateurs alors qu’une sélection de joueurs montréalais s’incline 2-6 devant une sélection de joueurs écossais en tournée au Canada.

Si la réputation du lieu n’est plus à faire dans les cercles du soccer québécois, l’Alexandra Park gagne ses lettres de noblesse au-delà des frontières de la province en 1925. Le terrain, qui a vu tant de finales et de grands matchs, entrera définitivement dans l’histoire le 27 juin 1925. Ce jour-là, le petit stade de la rue Bourgeoys s’inscrit dans le grand livre du soccer international. À 15 h 30, devant 3 500 spectateurs, le réputé arbitre québécois Horace S. Lyons y donne le coup d’envoi du tout premier match entre les sélections nationales du Canada et des États-Unis. C’est aussi la toute première fois que l’équipe nationale canadienne joue un match au Canada, n’ayant jusque là qu’une tournée de six matchs en Australie à son actif. De bleu vêtue, l’équipe canadienne remportera le match 1-0 grâce à un but d’Ed MacLaine, attaquant émérite de l’équipe de Carsteel (Montréal). Alors que les spectateurs quittent l’enceinte, ils ne peuvent se douter que l’équipe nationale boudera ensuite la métropole pendant… 63 ans!

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L’Alexandra Park avant un match entre CNR et Carsteel (date inconnue). (Bibliothèque et Archives Canada)

Apogée, puis déclin
Après ce match historique, l’histoire de l’Alexandra Park se poursuivra pendant de nombreuses années, mais le côté mythique du lieu ne sera jamais surpassé, à part peut-être par le stade Faillon dans les années 1950 et 1960. Le stade continuera d’accueillir son lot de grands matchs, notamment ceux de l’excellente équipe du Canadian National Railway, qui gagnera de nombreux trophées vers la fin des années 1920 et au début des années 1930, atteignant notamment la finale nationale trois saisons de suite de 1928 à 1930. L’Alexandra Park demeurera le temple du soccer québécois jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. La fin de son histoire, liée à la disparition de l’équipe du CNR, demeure nébuleuse, mais le stade sera abandonné pendant la guerre, puisqu’à la fin des années 1940, le terrain est déjà converti en stationnement.

Hormis sa nouvelle fonction de terrain de stationnement, le lieu ne sera jamais développé et demeurera en friche pendant de nombreuses années. Il est encore temps d’aller y faire un tour. Il ne reste évidemment aucun témoin de l’importance du lieu pour le soccer montréalais, québécois et canadien, mais l’espace existe toujours, du moins partiellement. On peut facilement imaginer ce que les joueurs et spectateurs pouvaient voir à l’époque. Les habitations de l’autre côté de la rue Bourgeoys existaient déjà, les immeubles du CN aussi. Il suffit de visualiser la tribune, la pelouse, les foules et les grands moments qui s’y sont déroulés. En fermant les yeux, on peut même entendre les cris de joie ou les soupirs de désespoir de la foule ramenés par le vent d’un passé lointain.

Bientôt s’élèveront sur le site les immeubles résidentiels d’un projet nommé « Victoriatown ». Ironie du sort, ce nom a été choisi en hommage à un quartier aujourd’hui disparu, situé tout juste de l’autre côté des ateliers du CN, qui fut rasé en 1964 pour y construire… un stade. Ce stade, l’Autostade, jouera lui aussi un rôle, quoique bien moins important, dans l’histoire du soccer québécois.