Avant que le soccer ne devienne progressivement le sport des groupes ethniques après la Seconde Guerre mondiale, il était presque exclusivement dominé par les anglophones de Montréal. Tout d’abord soutenu par les ressortissants écossais, le « foot ball » comme on l’appelait en deux mots à ses débuts locaux, était aussi l’affaire des Anglais et, dans une moindre mesure, des Irlandais. Suivant les pratiques en vigueur au Royaume-Uni, on en vint même à organiser des rencontres internationales annuelles entre les représentants d’origine anglaise, irlandaise et écossaise. Peu à peu délaissées, ces rencontres dites « internationales » ne disparaîtront pas avant l’ajout, dans les années 1920, d’une équipe canadienne, formée de joueurs nés au Canada. La tradition des « internationals » cessera toutefois peu après l’entrée en jeu des représentants canadiens.
C’est sensiblement à la même époque que les dirigeants locaux constatent que si les joueurs canadiens-français sont l’exception plutôt que la règle (les frères Castonguay ne connaîtront leurs heures de gloire qu’à partir des années 1930), dans les tribunes, les francophones sont pourtant bien présents. Et donc, il n’en faut pas plus pour qu’on commence à réfléchir aux moyens de les attirer en plus grand nombre. Et l’idée retenue est simple : comme on l’avait fait avec succès au hockey seulement une quinzaine d’années auparavant avec la fondation des Canadiens de Montréal, il faudra donner aux Canadiens français une équipe à laquelle ils puissent s’identifier. Bien entendu, sans joueurs francophones, le défi sera de taille.
Saint-Henri, terre (presque) promise
Qu’à cela ne tienne, il y a une solution à tout. Au début de 1925, les rumeurs de formation d’un club canadien-français commencent à circuler. Le 8 avril, La Presse annonce que Philippe Lalonde, « le plus enthousiaste promoteur de sport de la partie ouest de Montréal », organisera un club de soccer canadien-français pour la saison 1925. Lalonde, notamment propriétaire d’une équipe de crosse, est derrière la majorité des événements sportifs ayant lieu dans le quartier Saint-Henri et est donc très connu et très populaire auprès de la population francophone du secteur. Son club de soccer nouvellement formé reposera notamment sur l’apport de quatre joueurs ayant « fait leur apprentissage » à la Montreal Amateur Athletic Association (MAAA) et fera ses premiers pas avec l’appui du Carsteel FC, qui « lui donnera toute l’aide voulue pour pratiquer et enseigner le jeu à ses hommes ». Pour la petite histoire, le Carsteel FC avait été fondé l’année précédente par Leonard Peto, ancien homme fort du soccer à la MAAA. Il apparaît donc évident que Leonard Peto et Carsteel sont encore en train de manigancer quelque chose. Ceux-ci s’étaient mis à dos la PQFA l’année précédente en s’affiliant à la fédération avant de reculer à la dernière minute afin de joindre la Canadian Football Association (CFA), nouvelle organisation non reconnue par la Dominion Football Association (DFA) et constituée de clubs du Québec et de l’Ontario, ce qui avait mené au bannissement de l’organisation et de tous ses officiels et joueurs par la PQFA. La situation était toutefois rentrée dans l’ordre en cours d’année quand la DFA et la CFA avaient décidé qu’il valait mieux travailler ensemble plutôt que de se lancer dans une guerre à finir. Ou plutôt, qu’il valait mieux se tolérer plutôt que de s’attaquer.

Si les plans du club de Lalonde (et de Peto) semblent fort avancés, le club ne verra toutefois pas le jour en 1925. On range donc le projet dans les cartons, mais il ne faudra pas attendre longtemps avant de comprendre les motifs qui poussent Peto et ses acolytes à contribuer à la fondation d’un club canadien-français. Dès la deuxième semaine de janvier 1926, une nouvelle venant de Providence, aux États-Unis, fait état de la fondation d’une nouvelle organisation (une autre!) qui amorcera ses activités en 1926 : l’International Soccer League. On apprend que la ligue sera constituée de deux clubs de Toronto (Ulster United et Toronto Scottish), de quatre clubs américains (New Bedford, Brooklyn, Boston et un autre club à déterminer) et de deux clubs de Montréal, soit Carsteel et… les Canadiens! Rapidement, le projet prendra un autre tournant et ce seront finalement trois représentants montréalais qui participeront à la ligue, qui deviendra plutôt une série de matchs dits « internationaux » contre des adversaires américains. Ainsi, Carsteel, mais aussi deux nouveaux clubs montréalais, soit les Maroons et le Scottish, affronteront New Bedford, Brooklyn, Boston et Fall River durant l’été, avec peu de succès tant sur le terrain qu’aux guichets, les clubs accusant mutuellement des pertes d’un peu plus de 2000 $ une fois tous les matchs joués. Cuisant échec.
Halte-là, les Canadiens sont là!
Et les Canadiens français, dans tout ça? Si les Canadiens ne sont finalement pas de ces rencontres contre des clubs américains, le projet de club canadien-français reste pourtant d’actualité. Au mois de mars, on apprend dans La Presse qu’à l’initiative de Neil Hepburn, président de la nouvellement créée Montreal Professional Soccer League ou Ligue professionnelle de soccer de Montréal (eh oui, une autre organisation!), une rencontre réunissant « plusieurs sportsmen canadiens-français » est organisée afin d’encourager « la formation d’un club de soccer formé de joueurs de notre race ». Sachant que les Canadiens français sont littéralement absents des terrains, la tâche s’annonce difficile. Étrangement, Hepburn se montre pourtant très confiant. Après tout, si on l’a fait au hockey…
Sans surprise, comme le laisse présager le nom sorti dans les journaux en début d’année, on décide de miser sur le succès et la popularité des Canadiens au hockey pour assurer la réussite des Canadiens français au soccer. Pensée magique, vous direz-vous probablement; comme s’il suffisait de choisir un nom et des couleurs pour que les gens se massent aux guichets pour acheter des billets! Quoi qu’il en soit, autant le projet est loufoque pour l’époque vu l’absence des joueurs canadiens-français sur les terrains de la région montréalaise, autant il sera poussé au maximum de l’improbable. En effet, lors de la rencontre organisée par Neil Hepburn, J.-O. Gagnon, entrepreneur électricien et « sportsman » reconnu gravitant autour du soccer montréalais depuis quelques années et ayant notamment offert en 1925 une coupe pour compétition entre les clubs de Maisonneuve, donne un discours dégoulinant de fierté toute canadienne-française, après quoi il est décidé que le nouveau club, en plus d’en porter le nom, portera aussi les couleurs de l’équipe de hockey des Canadiens de Montréal! Léo Dandurand, copropriétaire et entraîneur du club de hockey, ayant préalablement déclaré qu’il serait « très peiné si son nom ne figurait pas dans un sport susceptible d’intéresser les Canadiens français », est alors nommé président honoraire du nouveau club de soccer, rôle qu’il accepte volontiers. Et soudainement, sans effort particulier de sa part, voilà que le CH se transforme en CS. La rencontre se conclut avec une allocution d’un certain W.G. Brown qui parle du soccer comme « sport de l’avenir », discours qui résonne encore près de 100 ans plus tard…

Canadien-français, oui, mais à quel point?
La tentative de formation d’un club canadien-français menée par Peto la saison précédente et l’initiative de Neil Hepburn un an plus tard nous mènent évidemment à nous questionner : à quel point ce club canadien-français est-il réellement canadien-français? Sachant que les joueurs seront par défaut anglophones, se sert-on en fait des couleurs, du nom et du copropriétaire du CH pour dissimuler le fait que derrière les apparences, il s’agit simplement d’un autre club entièrement dirigé par des anglophones? La réponse est non. Quelques jours après la rencontre initiée par Hepburn, une autre rencontre, présidée par l’échevin Oscar Lalonde, a lieu avec l’objectif de régler les derniers détails menant à la fondation du Club de soccer les Canadiens. Durant la rencontre, le président Neil Hepburn assure aux personnes présentes que les Canadiens recevront toute l’aide et le soutien nécessaires de sa part et de ses collègues. Ensuite, on passe à l’élection des dirigeants du club : l’échevin Lalonde occupera le poste de président, Émile Turgeon sera vice-président, P. Robillard sera secrétaire-trésorier, les directeurs seront J.-O. Gagnon, J.-A. Gagnon et J.-T. Gauthier et le gérant de l’équipe sera R.-C. Bliault. S’il n’y aura probablement pas de noms à consonance française sur le terrain, au moins, on parlera français dans les bureaux. À quelques détails près (comme l’effectif de joueurs), les Canadiens sont fins prêts à la saison 1926 de la Ligue professionnelle de Montréal.

(Logo créé par Marc-Élie Guay)
Il convient ici d’expliquer un peu l’origine de cette ligue un peu obscure en marge des opérations de la PQFA. À l’époque, le débat sur l’acceptation du sport professionnel fait toujours rage et toutes les tentatives de professionnalisation du soccer sont mal reçues. La Ligue professionnelle de Montréal n’y fait pas exception et est de facto considérée comme illégale selon les fédérations provinciales et nationales. Les joueurs qui prendront part à ses activités seront donc suspendus de la PQFA, tout comme les clubs qui loueraient leur terrain aux clubs de cette nouvelle ligue. La ligue professionnelle peut toutefois compter sur quelques poids lourds dissidents dans ses rangs, comme Sons of Scotland, Vickers et Rosemont, clubs bien ancrés dans le paysage montréalais depuis de nombreuses années. À eux se joignent les Canadiens, les Maroons, les Thistles et Verdun Town, club suspendu par la PQFA pour avoir loué ses installations à une organisation « pirate » la saison précédente. Sur fond de bisbille, la ligue amorce ses activités comme prévu en mai 1926.
Et les Canadiens? Étaient-ils bons au soccer? L’équipe formée de divers joueurs d’origine britannique connaîtra une saison de misère, à l’image de sa ligue qui, perdue au milieu des nombreuses compétitions de coupe de la PQFA, bien plus populaires, n’obtiendra pas la faveur du public. Les Canadiens disparaîtront sans laisser de trace au terme de la saison 1926. Comme quoi un nom et des couleurs ne suffisent effectivement pas pour que les gens se massent aux guichets pour acheter des billets.