L’insuspendable Joe Kennaway

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Joe Kennaway n’a plus besoin de présentations. Enfin, cette affirmation serait vraie si au Québec, on n’ignorait pas tout de notre passé sportif. La situation étant ce qu’elle est, un bref résumé du parcours de ce grand parmi les grands s’impose. Né en 1905 à Pointe Saint-Charles, Joe Kennaway fait ses premiers pas avec l’équipe junior de Verdun en 1923. Rapidement, il intégrera les rangs de Sons of Scotland, qui le transférera en 1925 au Canadian Pacific Railway, où il gagnera à la fois ses lettres de noblesse dans le soccer local et bon nombre de trophées sur la scène locale. Attiré à Providence (États-Unis) pour la saison 1927-1928, Kennaway attirera ensuite l’œil des dirigeants du Celtic Glasgow sous les couleurs du Fall River FC lors de la tournée des Écossais en territoire nord-américain en 1931. Quand John Thomson, le gardien titulaire du Celtic, meurt tragiquement après une violente collision avec Sam English, des Rangers, au début de la saison 1931, les dirigeants du Celtic se tournent vers Kennaway. S’ensuivra une longue et florissante carrière en Europe, où il défendra la cage du Celtic 263 fois et remportera deux championnats et deux coupes d’Écosse. Malgré tout ça, son nom ne figure pas au temple de la renommée de notre fédération provinciale…

Joe Kennaway, au centre de la rangée du haut, avec le Celtic de Glasgow en 1937.

Téléportons-nous en 1926. Sous le coup d’une suspension pour avoir boxé autre chose que le ballon lors d’un match de championnat, Joe Kennaway s’apprête à rater la finale de la Charity Cup qui doit se jouer au stade McGill le 21 août face à Carsteel, club professionnel retenu parmi les quatre participants au tournoi. Par malheur, la suspension du jeune gardien de 19 ans déjà considéré comme le meilleur de Montréal, prendra fin deux jours plus tard (à l’époque les suspensions décernées concernent une période d’activité et non un nombre de matchs précis). Or, les dirigeants du CPR ne se laisseront pas faire et annoncent ouvertement qu’ils demanderont une permission spéciale afin que Kennaway puisse participer au match. Peu nombreux sont les supporters des Railroaders qui croient au miracle, mais contre toute attente et au grand désarroi des professionnels de Carsteel, le suspendu Kennaway est sur la feuille de match et prend place devant son but. Il faut dire que l’équipe d’Angus sort d’une série de matchs éprouvants; cette finale sera son troisième match de coupe en cinq jours. Le 17 août, le CPR écarte National Breweries 2-0 en demi-finale rejouée de la Charity Cup, puis le 19 août, l’équipe écrase Sunnyside 4-0 en deuxième ronde de la Coupe du Québec. Carsteel, de son côté, n’a pas joué depuis deux semaines.

Les protégés de Leonard A. Peto, menés par le redoutable trio formé par Westwater, Green et McKenzie, se lancent dès le coup d’envoi à l’assaut de la surface du CPR. Carsteel est en parfait contrôle de la situation, si bien que CPR ne traverse la ligne médiane que trois fois dans les 25 premières minutes. Carsteel ne parvient toutefois pas à percer la défense hermétique du CPR et à la demi-heure, c’est plutôt le CPR qui ouvre le score grâce à Langley qui pousse le ballon au fond des filets après avoir bien suivi un tir d’Angell mal négocié par le gardien Murphy. Par la suite, Carsteel rencontre Kennaway plusieurs fois sur son chemin et le CPR rentre au vestiaire avec l’avance à la mi-temps. La seconde période s’amorce sur les chapeaux de roue pour Carsteel, qui profite d’un penalty pour faute de main dès les premières minutes de la seconde mi-temps. Kennaway n’aura toutefois pas à se mettre en évidence, Ritchie envoyant le ballon au-dessus de la barre. Kennaway multipliera ensuite les arrêts et livrera sous les applaudissements répétés de la foule l’une de ses plus grandes prestations sur un terrain montréalais. Le CPR creusera l’écart via Langley à 13 minutes du terme et l’emportera 2-0. Kennaway entrera définitivement dans la légende du CPR et du soccer montréalais.

La médaille remise à Joe Kennaway après sa victoire lors de cette finale controversée.

Mais comment Kennaway a-t-il pu jouer ce match? La question demeure sans réponse. Pour Carsteel, pas le temps de s’apitoyer sur son sort, car l’équipe doit affronter les Maroons en demi-finale de la National Cup, puis les durs à cuire de Gurney pour la Caledonia Cup le 25. Toutefois, la question planera sur le reste de la saison 1926, si bien que le 6 octobre, le comité disciplinaire de la Montreal League démissionne en bloc, puisque la suspension imposée à Kennaway a été renversée sans qu’on le consulte, ce qui est évidemment inacceptable. Mais qui a renversé la décision et ainsi permis à Kennaway de jouer ce match? Du côté de W. Gill, président de la Montreal League, on lève les bras au ciel : la ligue n’a rien à voir là-dedans. Tom Walker, vice-président de la Province of Quebec Football Association nie en bloc toute ingérence de la PQFA, pourtant organisatrice de la Charity Cup. Pour le secrétaire de la PQFA, Steve McKellar, c’est la Montreal League qui a annulé la suspension, et il affirme que Gill lui-même lui a signifié que Kennaway pourrait jouer la finale.

Après enquête, il en ressort que le comité disciplinaire avait bel et bien rejeté la requête du CPR concernant l’annulation de la suspension de Kennaway. Or, il semble que le président Gill ait affirmé le jour du match aux dirigeants du CPR qu’il était d’avis que Kennaway devrait jouer ce match, ce que les dirigeants du club auraient interprété comme l’autorisation de faire jouer Kennaway. Étrangement, Gill, malade, n’avait pu se présenter à la réunion visant à faire la lumière sur la question… et le tout a été par la suite balayé sous le tapis. Fin de l’histoire? Oui et non.

Transportons-nous cette fois en 1928. Kennaway ayant multiplié les exploits sur la scène locale joue désormais à Providence, aux États-Unis. Mais le championnat américain faisant relâche durant les mois d’été, Kennaway remet le cap sur Montréal, où il s’engage avec… Carsteel. Le mercredi 15 août, Carsteel doit affronter le CPR à Angus en demi-finale de la Charity Cup. Or, la veille, lors d’un match de ligue face à Bell Telephone, Hank Noseworthy, le gardien de Carsteel (qui avait défendu la cage canadienne lors de la tournée australienne de l’équipe nationale en 1924), perd connaissance après une heure de jeu après avoir reçu un coup de genou dans les parties. Noseworthy étant incapable de se remettre de ses émotions à temps pour le match de Charity Cup, Carsteel se tourne vers Kennaway. Toutefois, dans un drôle de retour d’ascenseur de l’histoire, Kennaway est… suspendu. Carsteel saisit donc l’occasion de rendre la politesse au CPR et demande à la PQFA une permission spéciale pour faire jouer Kennaway. Carsteel n’a rien à perdre : si Kennaway ne peut jouer, l’équipe n’a simplement pas de gardien à aligner. Le CPR s’oppose, mais la PQFA autorise Kennaway à, encore une fois, jouer malgré une suspension!

Cette fois, le match est plus équilibré, mais ironiquement Carsteel se bute au gardien de CPR, Nicol, quand ce n’est pas la barre qui vient contrecarrer ses plans. À l’autre bout, malgré de belles incursions du CPR, Kennaway est peu sollicité. Carsteel prend les devants en première mi-temps, via Cook qui pousse au fonds des filets un tir de MacLaine repoussé par Nicol. En seconde mi-temps, le rythme augmente et CPR et Carsteel s’échangent coup pour coup. MacLaine rate le 2-0 de peu, puis Kennaway doit intervenir à quelques reprises pour empêcher son ancienne équipe de marquer. À deux minutes de la fin, Naesmith reprend de la tête un corner de Brown et trompe Kennaway. Le match se termine 1-1 et il faudra rejouer! Le 21 août, Kennaway est encore sur la feuille de match et cette fois, Johnstone, de Carsteel, profite d’une hésitation dans la défense pour subtiliser le ballon à Geddes et fusiller Nicol. Or, des pluies diluviennes viennent cette fois stopper Carsteel; après 60 minutes de jeu, l’arbitre estime que le terrain du domicile de Carsteel, Thornton Park, est impraticable et arrête le match. Il faudra encore rejouer. Toutefois, Kennaway ne sera pas au rendez-vous : il quitte Montréal le lendemain pour rejoindre les États-Unis avec ses coéquipiers Fitzpatrick et Ritchie. Finalement, le CPR l’emportera 1-0 sur terrain neutre pour passer en finale.