Ce petit trou

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Ce sera peut-être un choc pour ceux qui me connaissent, mais je ne suis pas de ceux qui sont nés avec un ballon au pied. Non. Je devais avoir à peine 7 ans. Mes parents, probablement fatigués de me voir courir autour de la table du salon, avaient décidé de m’inscrire au foot. Le foot? Eh ben… euh… pourquoi pas? Ça, ça remonte à loin. L’Italie venait de rafler son troisième titre mondial en terres espagnoles. Je n’en aurais aucun souvenir, si ce n’avait pas été du battage médiatique autour de l’affaire Battiston. Bref, voilà. Je n’étais pas à proprement parler un fan de foot, quoi.

Après quelques embûches mineures, comme le fait que le club de mon village n’avait pas d’équipes de jeunes, ce qui n’a pas empêché mes parents d’en monter une de toutes pièces avec les responsables du club pour jouer des matchs amicaux (je devais vraiment être insupportable à la maison), je me retrouvais sur le terrain, sans trop savoir quoi faire. Avec quelques plus jeunes, quelques plus vieux, on avait enfin une équipe et on avait un projet à montrer aux autres parents du village pour les inciter à inscrire leurs enfants. Et voilà, j’étais donc devenu un joueur de foot. Et je commençais même tranquillement à m’y intéresser! Cependant, le réel déclic, pour moi, a eu lieu ailleurs que sur le terrain ou dans un album Panini.

C’était l’automne. Mes parents, en compagnie de quelques amis, avaient décidé d’aller « au Standard ». Ici, j’entends le Royal Standard Club Liège, matricule 16 de l’Union royale belge des sociétés de football association. En langage familier, et avec l’accent liégeois, les Rouches. Bref, le Standard. Ce sera peut-être un choc pour ceux qui me connaissent, mais je n’en avais somme toute rien à cirer à l’époque, étant plus absorbé par l’ouverture de mon Kinder Surprise que par le prochain choc du championnat. Pour rappel, j’avais à peine commencé à jouer moi-même, et je n’avais probablement pas encore saisi les subtilités de la règle du hors-jeu.

Et puis, il y a eu ce moment. On a tous des petits moments qui restent, des espèces de polaroids de notre vie (ceux qu’on revoit quand vient le temps de s’en aller, j’imagine). Ces instants où tout bascule, où on tourne à gauche ou à droite au lieu de continuer tout droit, juste à cause d’une émotion, d’une connexion qui se fait entre deux neurones, ou je ne sais quoi. Une espèce de déviation en corner par le tibia du destin, quoi.

Reprenons. Par un beau dimanche, nous prenons donc la route en direction de Liège. Sur le chemin, plus on approche de Liège, plus je découvre cette tradition qui brise la monotonie autoroutière le dimanche après-midi : les écharpes, rouge et blanc dans ce cas-ci, flottant aux fenêtres des voitures. Plus nous nous approchons du stade, plus elles sont nombreuses. Parfois, c’est même un autobus décoré de drapeaux qui nous dépasse. C’est aussi l’occasion d’apprendre quelques chansons de supporters pas toujours très nettes pour les oreilles chastes. Après une heure de route, nous y sommes enfin et je suis là, aux abords de Sclessin, le temple du Standard, pour la toute première fois, au cœur de l’effervescence des supporters, fasciné par… un kiosque à hamburgers. C’est là que Nathalie, une amie de ma regrettée sœur, me prend par la main et me dit : « Viens, je connais un endroit d’où on peut voir le terrain. »

Elle me tire derrière ledit kiosque, et en deux temps, trois mouvements, nous fait gravir une petite butte accolée à l’extrémité de la « T1 », la latérale sous laquelle se trouvent les vestiaires. Une fois en haut, elle me pousse vers un petit trou dans la clôture ceinturant le quart de virage. « Tiens, regarde. » Je plonge. Le temps s’arrête. En jetant un œil à travers ce petit trou, la surprise est énorme; pourtant, j’y découvre ce qui doit logiquement s’y trouver. Le terrain. Mais c’est pourtant bien plus que juste ça. Je n’avais et n’ai toujours rien vu d’aussi beau, d’aussi révélateur, d’aussi inspirant, d’aussi transformateur que ce petit aperçu à l’intérieur du ventre de la bête. Ce tapis d’un vert éblouissant, glorieux, entouré de tribunes majestueuses qui s’emplissaient peu à peu; la scène où les grands exploits se jouent. L’anticipation, palpable, la rumeur de la foule, les voisins qui échangeent à propos du match et des forces et faiblesses de l’adversaire du jour, le marquoir, le kop, la vie. Et surtout, ce sentiment d’avoir trouvé ma place, d’être à la maison. Comme si le Standard venait de m’adopter, comme s’il m’avait aspiré, par ce petit trou, dans son univers. C’est idiot, mais je serais resté là, scotché à ce petit trou, pendant des heures, voire des années.

La suite de la journée est très floue. L’adversaire? Je ne me souviens plus. Anderlecht? Je crois. Sinon, Waterschei? Était-ce la fois où un guignol anderlechtois avait eu la brillante idée de sortir son chiffon mauve et blanc en plein cœur de la T1 juste devant moi et que l’ami de mon père lui avait remonté le portrait d’une main en me protégeant de l’autre? Possible. Ou alors, c’est la fois où le ballon est arrivé dans la tribune à mes pieds et où je l’ai relancé par-dessus le grillage à un Jos Daerden pressé de le remettre en jeu. Je ne sais plus. Et dans le fond, ça m’importe peu. Parce que ce n’est pas le match en tant que tel ni l’exploit d’un joueur en particulier qui m’ont fait adopter le Standard et, surtout, le foot, pour le restant de mes jours. Non. C’est cet instant précis ou j’ai placé mon œil devant ce petit trou, et, pour la première fois, vu l’intérieur du stade de Sclessin.

De nos jours, le tapis vert et son odeur de gazon fraîchement tondu me procurent encore et toujours des frissons. Je ne me sens jamais aussi bien que quand j’entre dans la tribune d’un stade de foot, que ce soit à Liège, à Split, à Monterrey ou à Montréal. J’y entre et, chaque fois, l’espace de quelques secondes, c’est comme si j’y étais finalement resté scotché, à ce petit trou.