Sons of England et l’interminable Coupe du Québec 1911

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Le 12 avril 1911, les principaux acteurs du football québécois, menés notamment par le Sons of England Football Club, mettent un terme à la guerre des ligues rivales qui prévalait depuis quelques années en fondant la Province of Quebec Football Association (P.Q.F.A.), aujourd’hui la Fédération de soccer du Québec. Peu de temps après sa fondation et la création des divers championnats sous sa responsabilité, la P.Q.F.A. met sur pied une compétition de coupe. C’est ainsi que la Coupe du Québec, qui se joue toujours 107 ans plus tard, voit le jour.

Le Sons of England FC, fondé par l’organisme de bienfaisance Sons of England Benevolent Society, est pensionnaire de « senior league », soit la première division, et se retrouve naturellement parmi les clubs à la ligne de départ de la première édition de la Coupe du Québec.

Outre Sons of England, on retrouve sept autres des onze clubs de première division (Grand Trunk, Locomotives, Dragoons, Sons of Scotland, Fairmount, Railroad YMCA et Royal Rovers), deux clubs de « junior division » (Rose and Thistle et Saint-Paul) et deux équipes fraîchement créées (le Bankers Association Football Club, formé de joueurs du championnat des banquiers, et Jenkins, l’équipe de l’usine Jenkins Bros. Limited). Le CPR FC, du Canadian Pacific Railway, profite quant à lui d’un bye au premier tour. Le tirage au sort fait en sorte que Sons of England affrontera au premier tour Locomotives, représentants de la Montreal Locomotive Works, fabricant de locomotives établi à Longue-Pointe.

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Le superbe trophée original de la compétition [Fédération de soccer du Québec]
Un premier tour interminable
Le 7 octobre 1911, quand Sons of England accueille les « Locos » au Beaver Field, son terrain de Pointe-Saint-Charles, les joueurs s’attendent à un match difficile. Toutefois, ils n’ont aucune idée du duel acharné qui s’annonce… Ce premier affrontement, marqué par la grande discipline défensive des deux clans, verra les « Sons » prendre les devants en seconde mi-temps, avant d’être rattrapés au score. Le match se solde par un verdict nul de 1-1. Les règlements de la compétition ne prévoient pas de prolongations ni de tirs au but; il faut gagner à la régulière durant les 90 minutes réglementaires. Le match devra donc être rejoué, cette fois sur le terrain des Locos.

Ainsi, sept jours plus tard, Sons of England se rend à Longue-Pointe dans l’espoir d’accéder au second tour pour y affronter les Dragoons (l’équipe du régiment de cavalerie Royal Canadian Dragoons, basé à Saint-Jean). Toutefois, les choses commencent très mal pour les Sons : Oakley se foule la cheville en tout début de match, et devra quitter le terrain. À l’époque, pas de remplacement pour les blessés; les rouge et blanc devront donc se défendre à 10 jusqu’à la fin du match. Les joueurs de Locomotives reniflent la bonne affaire et profitent de leur surnombre pour largement dominer le match. Cependant, Wilson, le gardien des Sons, se surpasse en réalisant quelques arrêts de grande qualité. À l’autre bout du terrain, son vis-à-vis Forbes se signale en stoppant un penalty, toutefois mal tiré par Collyer. Les équipes se quittent sans faire de maître (0-0). Il faudra jouer un troisième match, mais en quittant Longue-Pointe ce jour-là, les Sons savent qu’ils sont en mesure de surpasser leur adversaire…

Le 21 octobre, les équipes se donnent rendez-vous sur terrain neutre, celui du Railroad YMCA à Pointe-Saint-Charles. Comme lors du premier affrontement, le match est très équilibré, les équipes sont disciplinées, voire prudentes, et une fois encore, personne ne s’impose au terme des 90 minutes (1-1). Il faudra reprendre une autre fois du début.

C’est sur le terrain de Grand Trunk, Alexandra Park, que les deux clubs se retrouvent pour une dernière fois le 28 octobre. Ils se livrent un match typiquement « coupe », où « le travail acharné prend le dessus sur la science du football », selon le journaliste du Montreal Daily Star présent au match. Évidemment, après autant d’affrontements rapprochés entre deux mêmes adversaires, les esprits finissent par s’échauffer : alors que Sons of England mène 2-1 avec 20 minutes à jouer, Fleming, des Locos, perd son sang froid et donne un coup de pied à Poulton. Il est expulsé. Les Sons profitent de l’avantage d’un homme et protègent leur avance. « The Rose » obtient enfin son billet pour le deuxième tour… le jour où les Royal Rovers, eux, se qualifient pour la finale!

Un retard favorable aux Sons
L’interminable et improbable premier tour de Sons of England crée un effet domino : au moment où les Sons se qualifient pour le second tour, les Dragoons attendent leur adversaire depuis déjà trois semaines et Sons of Scotland est en attente d’un demi-finaliste depuis une semaine. Pour ne rien arranger, le week-end du 4 novembre est réservé à un match « international » entre l’Écosse et l’Irlande (4-1), ou plutôt entre les joueurs d’origine écossaise et irlandaise du championnat et comme c’est la coutume, aucun autre match « senior » ne peut être joué pour ne pas dévier l’attention. Il faudra donc attendre le 11 novembre 1911 pour que le match de second tour entre Sons of England et les Dragoons soit joué. Les Dragoons, eux, n’ont pas foulé le terrain depuis plus d’un mois!

Conscients de l’occasion à saisir, le Sons of England FC ne laisse rien au hasard : si d’un côté le club délaisse son terrain pour jouer à l’Alexandra Park afin d’accueillir une plus grande foule, de l’autre, il s’entraîne durement et se permet même de se renforcer en recrutant l’excellent Harry Bingham, qui jouait auparavant avec Toronto. La table est donc mise pour ce match très attendu. Devant des tribunes pleines, le spectacle est toutefois décevant : les Dragoons, d’ordinaire une bonne équipe, sont en manque de rythme et délaissent le jeu collectif au profit des efforts individuels. Leur jeu est décousu. Qui plus est, à la surprise générale, ils alignent leur gardien habituel au poste d’ailier gauche, où le pauvre est complètement dépassé par la rapidité des Sons! Sons of England écrase son adversaire (3-0) et peut enfin s’attaquer en demi-finale au redoutable Sons of Scotland FC, qui vient de remporter le championnat 1911.

Malheureusement, les conditions climatiques peu clémentes de la mi-novembre forcent par deux fois la remise du match de demi-finale. La P.Q.F.A. prendra finalement la décision de jouer la fin de la Coupe du Québec 1911… en 1912.

1912
Alors que le naufrage du Titanic, survenu deux semaines plus tôt, occupe toute la place dans les esprits, Sons of Scotland, champion de la saison 1911, accueille Sons of England à l’Alexandra Park le 27 avril 1912. Le match, âprement disputé, se termine sur un match nul de 0-0 au bout du temps réglementaire. Toutefois, comme l’objectif de la P.Q.F.A. est de finir la Coupe du Québec 1911 avant d’amorcer le championnat 1912, cette fois, on essaie de faire en sorte que les matchs nuls ne viennent plus retarder le processus : en cas d’égalité après les 90 minutes réglementaires, on jouera deux périodes supplémentaires de 15 minutes. Et cette nouvelle règle fonctionne… presque! Dès le début de la prolongation, Leitch donne l’avance aux Écossais. Toutefois, Sons of England est une équipe impossible à tuer, on le sait. Bingham, le transfuge torontois de Sons of England, déjà devenu capitaine de son équipe, égalise sur penalty huit minutes plus tard. Le match prend fin sur la marque de 1-1. Il faudra rejouer!

Le 6 mai, les deux clans se rencontrent une fois encore à l’Alexandra Park. Si le match est très serré avant la pause (1-1 à la mi-temps), Sons of England se déchaîne en seconde mi-temps. Cinq minutes après la reprise, Poulton profite d’une mêlée devant le but de Sons of Scotland pour tromper le gardien Taylor. Quelques minutes plus tard, le kick and rush de Sons of England permet à Cummings de donner deux buts d’avance à ses couleurs. Affamés, les « Englishmen » contrôlent le jeu, assiègent la surface de réparation des « Scots » et Wright finit par trouver le fond des filets sur corner. C’est 4-1. Presque assurés de leur place en finale, les attaquants anglais relâchent la pression. Démoralisés, les champions de 1911 parviennent tant bien que mal à percer la défense adverse; ils ajouteront un but, mais c’est trop tard (4-2). Sons of England sera en finale!

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Annonce de la finale parue dans la Gazette. [Montreal Gazette, 11 mai 1912]
Une finale en deux temps
C’est le 11 mai 1912, date à laquelle devait débuter le championnat, que se jouera la finale de la Coupe du Québec 1911. Les Royal Rovers, qui attendent l’identité de leur adversaire depuis le 28 octobre 1911, affronteront Sons of England au Parc Delorimier, hippodrome (où l’on peut aussi voir des courses de motos et parfois même admirer les prouesses d’aviateurs!) situé à l’angle des rues Des Érables et Saint-Jérôme (aujourd’hui Laurier) et domicile du Fairmount FC. Les recettes de la vente de billets seront versées au fonds d’aide aux victimes de la tragédie du Titanic lancé par le maire de Southampton, en Grande-Bretagne.

Devant 2000 spectateurs, et sous un soleil de plomb, les deux équipes s’alignent sur un terrain particulièrement en mauvais état. Le terrain est en si mauvaise condition que les faux rebonds du ballon sont légion, ce qui rend la tâche difficile aux deux équipes. Sons of England peine à garder la possession du ballon en première mi-temps, mais les Royal Rovers ne parviennent pas à en faire grand-chose. À l’heure de jeu, les Rovers croient enfin avoir concrétisé une occasion, mais l’arbitre refuse le but, car le ballon n’a jamais franchi la ligne. Le match se termine sur un 0-0 décevant, voire enrageant, au terme des 90 minutes. Au grand malheur de tous, il faudra prolonger ce calvaire de 30 minutes. Rien n’y fait, les conditions sont trop mauvaises pour jouer au football. Personne ne parvient à marquer. Les officiels, bien décidés à en finir avec cette interminable coupe de 1911, ordonnent aux joueurs de jouer deux périodes supplémentaires de 15 minutes. Cette fois, ça ne passe pas : 16 joueurs refusent de prendre place sur le terrain. Toutefois, il faudra bel et bien jouer. Le spectacle offert par les deux équipes exténuées est horrible, cette finale ne sera de toute évidence pas décidée dans ces conditions… ou peut-être bien que oui? Au terme des deux heures trente de jeu, les officiels débattent encore de la possibilité de continuer à jouer. Mais cette fois c’en est trop, tant pour les joueurs que pour les spectateurs : pour éviter une émeute, l’arbitre décide que le match sera rejoué ultérieurement!

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Les alignements pour le match décisif, le 15 mai 1912. [Montreal Gazette, 16 mai 1912]
Devant la saga interminable qu’est devenue cette coupe 1911, la P.Q.F.A. ordonne que le match soit rejoué exceptionnellement un mercredi, le 15 mai. C’est à Alexandra Park qu’aura lieu la rencontre. Bien qu’on ait chamboulé les habitudes des spectateurs, plus de 2 000 personnes se rendent à Pointe-Saint-Charles pour assister à ce que tout le monde espère être l’affrontement décisif de cette toute première édition de la Coupe du Québec. Dès l’entame du match, les deux équipes adoptent la tactique du kick and rush et les occasions commencent à pleuvoir. Sons of England est toutefois le principal agresseur en cette première mi-temps. Par deux fois, Bingham vient près d’ouvrir la marque, mais c’est finalement Rimmer qui, sur corner, battra le gardien Soye d’une puissante tête qui trouvera d’abord la transversale avant de terminer dans le but. « Soye n’avait même pas une chance sur cent de l’arrêter », écrira le reporter de la Gazette envoyé au match. Malgré le réveil soudain des « Blues » après le but, les Sons sont en contrôle la première mi-temps, qui se termine sur le score de 1-0. Après autant de péripéties, les rouge et blanc sont à 45 minutes de soulever le trophée!

Probablement par souci de finir avant la tombée du jour, les équipes changent immédiatement de côté et on reprend le jeu sans faire de pause. Pas de changement notoire dans les tactiques des deux clans : les longs ballons et le jeu aérien sont encore au menu. Les escouades défensives veillent au grain et tiennent les attaquants à distance, si bien que les quelques rares occasions viennent de frappes lointaines, pour la plupart non cadrées. Les Sons résistent et cette fois, pas de prolongation ni de replay, après neuf matchs au lieu des quatre initialement prévus, c’est enfin terminé : le Sons of England FC reçoit la coupe des mains d’Albert Friedman, donateur du superbe trophée!

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Le Sons of England FC en 1912 avec à gauche, la Coupe du Québec et à droite, le trophée remis au club champion de première division. [Association canadienne de Soccer]
L’épopée de Sons of England en Coupe du Québec en 1911 et 1912 se classe sans aucun doute parmi les plus grands exploits de l’histoire du football québécois. Cet interminable tournoi aura permis aux joueurs de cette équipe plutôt ordinaire de développer un esprit conquérant. Le sérieux et la discipline affichée par le club devant les obstacles lui permettront d’ailleurs de soulever la Coupe du Québec une seconde fois en 1912, en plus de remporter le titre de première division.

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[Montreal Gazette, 16 mai 1912]